Bref, il aura mis avec un amour certain de la lumière sur notre indifférence pour ces choses aussi habituelles que pour nous banales.
À Montréal, le 11 mai dernier, nous a quitté le grand Serge Bouchard, celui qui, pour plusieurs, a représenté une voix à Radio-Canada pendant de longues années. Une « voix » ! Quelle litote qui heurtait l’auteur à chaque Salon du livre ! « Je vous écoute toutes les semaines à la radio, monsieur Bouchard, j’aime tellement votre voix » ! Comme si ce qu’il avait à dire était secondaire.
Mais l’avons-nous bien entendu, bien lu, Serge Bouchard ? Ses propos que les éditeurs ont gardés fort heureusement, ont toujours eu le mérite d’être brefs et clairs. Ils ont été, et le sont encore, comme il le disait lui-même de véritables petits tableaux de nos travers, de notre grandeur, de nos habitudes, nos bêtises, nos tendresses, nos espoirs, nos histoires, etc. Bref, de nos travaux et de nos jours. Même quand il exagère, quand il grossit souvent, généralement même, le trait, ses arguments ne sont jamais spécieux ; il ne plaisantait pas, Serge Bouchard.
À y regarder de près, au fil de ses textes, nous nous retrouvons comme dans une nouvelle symphonie du Nouveau Monde. En partant des petits Français qui ont, il y a quatre siècles, quitté une France lourde pour venir courir la liberté dans les bois d’ici, les bois d’épinettes noires, apprenant langues et mœurs des premiers occupants, les Algonquiens, les Iroquoiens, et les autres, que nous d’aujourd’hui ne reconnaissons même plus. Les Étienne Brûlé, les Pierre Radisson, les Pierre Le Moyne d’Iberville et les autres de la même trempe sont pourtant nos ancêtres. Avec Serge Bouchard, nous avons découvert que ces « coureurs des bois », comme disent négligemment nos manuels d’Histoire du Canada, ont ouvert l’Amérique en long et en large, de Québec vers la Nouvelle Angleterre, le Mississipi, le Michigan, le Wisconsin jusqu’en Californie et jusqu’aux Territoires du Nord-Ouest tout en haut de la carte. Ces exploits pourtant plus gigantesques que n’importe quel barrage que nous admirons, fruits de la Modernité technicienne, nous les aurions oubliés sans le patient travail de Serge Bouchard ; le savons-nous ?
Savons-nous que cet écrivain anthropologue de formation a daigné – le seul – poser un regard attendri et fin sur une foule de toutes petites choses qui font notre vie québécoise : la table de cuisine, les cordes à linge, la chaise berçante, le pâté chinois, les ponts couverts, le moineau domestique, nos gazons, la folie du baseball et notre fierté du hockey. Sur la misère, sur les vieux, sur le malheur, sur les enfants. Et puis encore sur les femmes, les sacs des femmes et sur « la corde au cou » ; sur le froid, la neige, sur les fleurs – « J’ai toujours eu peur des fleurs, la beauté des fleurs est trop évidente pour ne pas être suspecte », écrit-il candidement. Une liste de ses regards demanderait des pages et des pages.
Bref, il aura mis avec un amour certain de la lumière sur notre indifférence pour ces choses aussi habituelles que pour nous banales.
Mais ce n’est pas tout : lire les petits textes de Bouchard de près, c’est être ramenés à nos autres ancêtres, les grands penseurs, écrivains et littéraires de l’histoire de notre culture occidentale. Au détour d’une phrase que l’on croirait prosaïque, nous découvrons Hésiode, Platon, Augustin, Descartes, Boileau et par conséquent Horace, Jean de Lafontaine, Kant, Jankélévitch (son héros), et bien d’autres. Nous découvrons qu’il ne suffit pas d’écrire et de publier, il faut de la culture, beaucoup de culture. Une culture non-ostentatoire mais une sorte de solidité intellectuelle – que méprise aujourd’hui la Cancel Culture qui fait fureur dans les universités.
Et tout ça dans un français impeccable rehaussé ici et là, dans un détour passionné, d’un mot que seuls nous au Québec aimons dire et qui ne dégrade en rien la langue française : un vendeur de patates frites, un waiter de taverne, un helper sur un truck de livraison, le boxeur magané, etc.
Il serait maintenant trop long ici de parler des notions philosophiques dont sont sertis chacun des textes : la liberté, le courage, le sens de l’honneur, celui de la mesure, de la famille, l’âme, le beau, etc. Il y en a partout bien en évidence… pour peu que l’on ait le regard philosophique.
Combien les seuls livres de Serge Bouchard constitueraient un programme complet de formation des élèves de nos écoles : la grammaire française, la littérature, l’Histoire, la géographie, l’univers social, la morale, le sens civique, etc., etc. J’en rêverais !
MONIQUE LORTIE, M.A. phi
6.06.2021
LE TEMPS DE L’ACCOMPLISSEMENT