Le mot « censure » par exemple. Celui-là, on s’en sert beaucoup ces temps-ci, de la récente controverse dans l’affaire Mike Ward jusqu’à ce « scandale » cette semaine dans une école du Mile End à Montréal. Scandale, d’ailleurs, qui a fait tellement réagir la communauté des gens qui ont le privilège d’écrire dans les journaux que l’on aurait cru à une tempête hivernale. Dont il y aura certainement des échos à TLMP. Un parent (sic) a porté plainte contre un enseignement donné à sa fille de la chanson de Félix Leclerc, Les 100 000 façons de tuer un homme. Le scandale est venu non pas du fait que ce texte, trash avant la lettre, ait été donné à des enfants de 3e et 4e années, mais du fait que l’école « se couche devant le parent querelleur ». Et que « pour en effacer la trace, les élèves ont dû arracher (sic) de leur Duo-Tang la page sur laquelle [la chanson] était écrite pour la mettre à la poubelle… de recyclage » – on a le sens du politically correct chez les journalistes. Et ce journaliste qui rapporte dans le Journal de Montréal cet évènement scandaleux d’y aller non pas d’un mais de deux « À la poubelle, Félix ! À la poubelle ! » Ô scandale !
Or le scandale ne vient pas du texte profondément troublant pour un ou une enfant de 8 ou 9 ans mais bien de l’offense faite à « un classique de la chanson québécoise ». Inculture, censure, voilà les mots qui sont lancés et déclinés de moult façons à l’envi. On « proscrit les idées et la réflexion » peut-on lire dans Le Devoir dans un écrit d’un professeur de littérature au collège.
C’est, je crois, oublier que la littérature s’adresse, comme le dit le grand Proust, moins à l’intelligence et à la réflexion qu’à la sensibilité et que la sensibilité d’un enfant de 8 et 9 ans est encore si fragile. C’est négliger aussi cette belle formule de Tocqueville qui rappelle que le premier défi de l’éducation c’est de « donner le goût de l’avenir ». C’est aussi ignorer que l’éducation vise d’abord, écrit Thomas De Koninck*, d’abord, à générer l’enthousiasme qui poussera les jeunes esprits à progresser d’eux-mêmes vers de nouvelles quêtes de savoirs, vers des questions « brûlantes et très concrètes » comme celles du sens de la vie et de la dignité humaine. Or le texte de la chanson litigieuse parle au premier degré de comment tuer des hommes**. Léger le texte ? À 9 ans, on ne blague pas sur ces graves propos. Propos qui restent près du cœur comme un amas de « savoirs oubliés »… mais qui laissent des traces…, des marques qui façonnent à notre insu notre personnalité, voire nos angoisses d’adolescents et d’adultes, dira de son côté Jacqueline de Romilly.
Protéger la sensibilité d’un enfant de 9 ans, est-ce de la censure ? Permettre à un parent de refuser que son enfant subisse une telle violence émotive, est-ce de la censure ? est-ce de l’ingérence*** ? Qui sont donc ces ignorants qui ont ces gros mots à la bouche comme seules et uniques clés de lecture ? L’inculture ne serait-elle pas plutôt de ce côté ?
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* Philosophie de l’éducation, PUF, 2004.
** La chanson énumère différentes façons de tuer quelqu’un. Elle évoque, entre autres, la pendaison, le rasoir, le gaz ou la noyade comme autant de moyens de provoquer la mort.
*** Ce serait, disent certains, un effet « pervers » de la nouvelle loi 40 qui permet aux parents d’avoir droit de regard.
MONIQUE LORTIE
lortie.monique@gmail.com