LES PETITS PLAISIRS ORDINAIRES
Oh combien le confinement, ou dit autrement et mieux, l’assignation à résidence qui se prolonge nous prive du contact avec le monde ! Un vide nous enveloppe – même la distraction par excellence, la télévision, a perdu son piquant. Et pourtant, tout bien considéré, le simple fait de vivre nous donne une quantité étonnante de bonnes et jolies choses qui au final pourraient constituer ce qui s’appelle « le sel de la vie ». Les Anciens, dit le grand Gœthe, ressentaient que leur unique bien-être se trouvait à l’intérieur des délicieuses limites du monde présent et vécu. Nous, les Modernes qui trop souvent nous pensons les plus « allumés », nous avons peut-être oublié le goût qu’a la vie quand on est attentifs aux frémissements intimes que donnent les petits plaisirs ordinaires… si on leur laisse le loisir d’exister.
Voulons-nous des preuves ? Faire la grasse matinée, se réveiller tout doucement par un matin de plein été, s’étirer, bailler, s’endormir, sentir sur sa figure la brise fraîche au lendemain d’une sévère canicule, se rouler en boule dans le creux de sa couette, allumer juste une petite lampe, sentir l’odeur de l’arrivée du printemps, prédire la pluie par les feuilles à l’envers dans les arbres, critiquer à cœur joie, savourer in petto sa gourmandise, sa paresse…, humer l’odeur du café avant de prendre la première gorgée, mettre ses mains tout autour d’un bol de café au lait bien chaud…
…et puis il y a les fous rires, la sieste à l’ombre, s’étonner chaque fois devant les couleurs improbables des couchers de soleil à Kamouraska, lire en paix son journal sur le balcon, se vautrer sur le canapé moelleux, essayer des chaussures oubliées, préparer un plat compliqué, ressortir une vieille recette, surprendre l’heure où tout se tait dans la nature, sourire de plaisir en entendant chanter les ouaouarons…
…il y a aussi le souvenir des vacances à Old Orchard, recevoir de la visite rare, retrouver une vieille photo et dire « c’est moi ! », se délecter des chansons vintage le samedi à Radio-Canada, avoir la nostalgie des Beaux Dimanches, avoir connu Michelle Tisseyre, Henri Bergeron, Fernand Seguin, la voix puissante de Céline Dion, celle de Ginette Reno, les fesses de Robert Charlebois, la grâce d’Audrey Hepburn, fondre en revoyant le film Out of Africa, et sentir son cœur battre à la vue de Robert Redford…
… avoir connu Elvis Presley, dansé le Rock’n Roll, pleuré en écoutant les Beatles, fréquenté les excitants Drive-in avant l’arrivée des banals Ciné-parcs… et puis manger des frites avec les doigts, sentir l’odeur des escargots à l’ail, mettre du vrai beurre sur le maïs, se souvenir d’avoir fréquenté le confessionnal passionnément, connu par cœur la litanie des saints… les trois messes de minuit…
… et encore, se sentir juste de bonne humeur, faire la jasette à son chat, savoir faire la mayonnaise maison, réussir une sauce à tout coup, se remémorer des fables de La Fontaine, se régaler à tourner des mots rares dans sa tête, se régaler tout autant à imaginer une petite vengeance…, faire pousser des tomates dans sa cour ou son petit balcon, faire du pain perdu, broyer du noir…
…quoi encore ? lire, lire à haute voix, chanter de l’opéra, s’attendrir en fredonnant les chansons de Brassens, respirer profondément, penser à sa grand-mère, être content.e de soi, faire de la gymnastique, surveiller son poids, aimer les films de filles, téléphoner, jouir de la solitude, pratiquer son piano, écrire des cartes postales, dire non… faire plusieurs casse-têtes à la fois…
…et plus, plus, plus encore…
Banale la vie de confinement ? Qu’est-ce qui vous manquerait le plus, demande F. Héritier qui a inspiré cette méditation, si tout cela venait à disparaître à jamais de votre vie ?
MONIQUE LORTIE
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