Éditorial du dimanche, 6.02.2022
Monique Lortie, M.A. phi.
(…) mais on n’a pas encore vu un animal, autre que l’homme, rire.
Le philosophe, le savons-nous bien, s’intéresse à l’homme, à son humanité, c’est-à-dire, à sa spiritualité. On se plaît, aujourd’hui, à déboulonner l’homme de son « piédestal » humain. Cette posture est l’œuvre du ressentiment, de l’amer ressentiment, du ressentiment profond de l’ignorant. Car ce n’est que pur ressentiment que de vouloir considérer l’homme comme un animal comme les autres, voire comme une chose comme les autres choses. Ressentiment, ignorance ou cécité, quelque chose agit aujourd’hui pour dissimuler la vraie nature de l’humain.
Il est pourtant un lieu manifeste, incontestable même, qui nous permet de dire que l’humain a sa nature à lui, et que parmi les animaux, est une « race », pour ainsi dire, à part : l’homme rit !
Les oiseaux et les baleines chantent mais ne rient pas, la panthère court – et plus vite que nous autres, humains – mais ne rit pas. Le cheval hennit, l’éléphant barrit, la hyène ricane, l’aigle glatit, le dindon glousse, le pingouin jabote, le grillon grésille ; mais on n’a pas encore vu un animal, autre que l’homme, rire. Ce qui suffirait, il me semble, pour dire qu’effectivement, l’homme a une nature propre ; le rire en est le signe.
Le rire serait, et pourrait bien être, un écho de notre âme : rire, c’est dire qui je suis, se permet de dire le grand écrivain russe, Dostoïevski. Rire n’est donc pas un simple bruit que l’on fait avec la bouche, c’est d’abord un mouvement de notre âme, et c’est en même temps, un révélateur de cette âme singulière qu’est l’âme humaine.
« Si vous voulez étudier un homme et connaître son âme, dit avec profondeur Dostoïevski, ne faites pas attention à la façon dont il se tait, ou dont il parle, ou dont il pleure, ou même dont il est ému par les plus nobles idées. Regardez-le plutôt quand il rit. S’il rit bien, c’est qu’il est bon […] ».
C’est dans L’Adolescent, son avant dernier roman paru en 1876, que Dostoïevski déploie sur deux pages ce qu’on pourrait appeler une petite métaphysique du rire. Il décrit là la singularité de ce phénomène et explique en quoi il peut être le révélateur de l’âme humaine.
Le rire est le propre de l’homme et il faut se réjouir de ce qu’il a pour fonction, pour prendre le langage d’Aristote, de révéler sa spiritualité autrement « invisible pour les yeux ». À celle ou celui qui en douterait, je dis de prendre conscience de ce que l’homme ne rit pas comme le tambour fait entendre son roulement. « L’homme qui rit, dit notre auteur, se livre au regard de l’autre. Le rire est le moment de vulnérabilité par excellence où l’homme apparaît nu. Quand nous rions, nous ne sommes plus sur nos gardes. » Et Dostoïevski d’ajouter : « rire, c’est dire qui je suis ». Le rire est un écho certain de la spiritualité humaine.
Le silence, la parole, les larmes, l’enthousiasme peuvent être feints. Mais le rire est une spontanéité immédiate, qui fait trembler le corps, le secoue, le déforme, il traverse le corps malgré nous. Le rire franc est un pur bonheur. Le rire franc est celui d’un homme franc et bon, dira même notre auteur.
Le rire, voilà donc l’argument imparable qui montre avec une évidence solaire la vraie nature, humaine, et donc spirituelle, de l’humain.
De plus, de même que la nature ne s’apprend pas, de même rire ne s’apprend pas. Rire n’est pas un savoir, ni une connaissance, « c’est un don qui ne s’acquiert pas ». Un jour un homme éclate d’un rire bien franc, et voilà d’un seul coup, son caractère mis à jour.
Ainsi, dans sa petite métaphysique du rire que j’ai voulu rappeler ici, Dostoïevski montre, au bénéfice du lecteur, l’union intime de l’âme avec le corps : « En tant qu’il est l’expression de mon âme – via la tenue de mon corps et en particulier de mon visage –, le rire possède un statut tout particulier ».
Le rire, en somme, n’a rien du banal, du trivial : il révèle à nos sens, comme nous le disions tout à l’heure, le vrai d’une nature proprement spirituelle de cet « humain » que nous sommes.
L’indifférence