« Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai. » (Alain)
En ces temps rendus improbables par le spectre de la pandémie multiforme, l’humeur de tous et chacun semble en prendre un coup. Et devient changeante comme le ciel du Québec au mois d’avril. « Dès que je n’ai rien à faire, me dit quelqu’un, je tourne dans ma tête mille petits motifs qui me font passer de la joie à la tristesse, puis de la tristesse à la colère, et de la colère à l’angoisse ; et plus vite, et plus prestement que le chat Boubou lorsqu’il veut se faufiler là où il ne faut pas. Par exemple, un petit fond de mal de tête à mon réveil, la mémoire de mon sommeil vaguement agité, une course malgré tout à faire, aujourd’hui sans faute, et pour laquelle je n’ai aucune envie, et ces annonces, ces annonces, un million de fois répétées dans tous les médias, d’une invisible catastrophe sanitaire prennent alors pour moi une importance énorme, un poids que je n’arrive pas à raisonner.
Et comme pour ajouter à tout ça, je m’en veux de ne pas pouvoir me raisonner. Bref, je crois que je suis en train de devenir, moi aussi, victime de l’Angoisse ! »
« Laissez les grands mots, lui dirait notre philosophe Alain, et essayez de comprendre les choses. Votre état est celui de tout le monde ; seulement, vous avez le malheur d’être intelligent, de trop penser à vous, et de vouloir comprendre pourquoi vous êtes tantôt joyeux, tantôt triste. Et vous vous irritez contre vous-même parce que votre joie et votre tristesse s’expliquent mal par des motifs que vous connaissez. »
Au risque de surprendre la lectrice et le lecteur de cet éditorial, je suis convaincue qu’Alain a raison : la joie et la tristesse, écrit-il, dépendent au fond de notre corps lequel, chaque jour, passe par des tensions les plus variées, de l’enthousiasme à la fatigue, de la joie à l’inquiétude. Selon nos activités, nos repas, nos lectures, nos exercices physiques comme tout bonnement la marche, selon aussi le temps qu’il fait, notre humeur monte et descend là-dessus « comme le bateau sur les vagues ».
En réalité, avons-nous déjà réfléchi à cette réalité immense : les émotions sont liées au corps. Aussi, tant qu’on est occupés à une tâche, tant que l’on est affairés à construire, on ne pense pas à ses états d’âme. Mais dès qu’on a un peu de temps pour y penser et que l’on y pense « avec application », alors les petites raisons de nos états angoissés viennent en foule. On se met alors à penser que toutes ces menues raisons sont causes de nos tristesses alors qu’en réalité, elles en sont des effets.
« Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai », dit encore Alain avec grande sagesse. On s’égare trop facilement en croyant que la tristesse et la joie sont des choses venant de l’extérieur, alors qu’il est plus raisonnable, on commence à le voir, de considérer que toutes les deux « dépendent de nous », selon la forte expression de Sénèque.
Peut-être faudrait-il y voir la nécessité, ou le devoir, de prendre bien soin de son corps et, partant, de la « tranquillité de son âme », comme disaient les Anciens. Le confinement et le couvre-feu nous sont des défis ; à nous de solliciter notre imagination salvatrice.
MONIQUE LORTIE, M.A. phi.
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