NE DISIONS-NOUS PAS « Barbarie » ?
L’impensable vient de se passer : un collectif de professeurs de français, de France, de Belgique, de la Guinée et du… Québec vient d’entreprendre une vaste opération de réécriture de Molière au motif angélique que Molière « date ». Pour les jeunes d’aujourd’hui, notre Molière de toujours apparaîtrait vieillot et « complètement » incompréhensible.
« Il fallait bien que son tour vienne », dit l’article de la nouvelle revue du philosophe Michel Onfray. Cette phrase fait mal quand on est conscient que depuis quelques années s’amplifie le mouvement né dans les meilleures universités de l’Occident, la Cancel Culture, il y a quelque deux ou trois décennies. Le nom seul fait frissonner ! Aujourd’hui, il est à craindre que le ressentiment savamment décrit jadis par George Steiner n’ait le vent dans les voiles : la notion de culture étant de plus en plus perçue comme synonyme d’élite, de bourgeoisie, de classe dominante. À eux seuls, déjà, ces trois derniers mots ont suffi pour donner le feu vert à des enseignants désireux de réécrire à fond tout Molière !
Comment ? Eh bien, en suivant à la lettre ce dicton : « Si l’on veut se débarrasser de son chien, on dit qu’il a la gale ». Ainsi, après avoir « passé au tamis du présent quelques pièces de l’auteur », et en discutant avec des professeurs de français « à travers le monde, les nouveaux Barbares, – puisqu’il faut les appeler par leur nom, dirait Jean de La Fontaine -, ont décidé que les œuvres originales étaient trop difficiles pour leurs élèves, trop longues, et d’un humour franchement dépassé. Il est apparu à ce groupe d’enseignants qu’il faut de toute urgence aujourd’hui, dépoussiérer, renouveler, en somme, réécrire de fond en comble les pièces de Molière. Aussi s’enorgueillissent-ils d’avoir transformé les personnages féminins des Précieuses ridicules en influenceuses et en Youtubeuses. Ils espèrent ainsi faire mieux aimer Molière ! Cinq pièces de l’illustre auteur sont déjà passées par le moulinet du progrès*. Cinq pièces qui conservaient depuis le XVIIe siècle l’esprit et le génie de la langue française !
Molière, le représentant absolu de cette langue française et de son plein esprit, subit donc à son tour les foudres progressistes de l’air du temps. Le regard clair, on détruit son image, sa symbolique, son universalité. Et tout cela en partenariat avec la pourtant respectable institution qu’est la Comédie-Française.
« Tout l’enjeu est de désacraliser Molière, de le faire descendre de son piédestal et de se faire le plaisir, un peu coupable, de pouvoir se montrer un peu irrévérencieux et iconoclastes. », pouvions-nous entendre sur France-Culture. Molière, pour les Barbares, passe d’un seul trait, au rang de culture bourgeoise, bonne à se retrouver sous le rouleau compresseur de la Cancel culture. Et avec elle, nous tous, les francophones, dont la généalogie spirituelle prend pourtant racine chez les vieux Rutebeuf, Villon, Rabelais, Ronsard, et les autres… Aucune société ne peut se passer d’antécédents. Images et constructions symboliques du passé se gravent dans notre sensibilité, presque à la façon des informations génétiques, dit encore notre bon George Steiner. Se gravent et forment notre sensibilité. Et c’est ce que communément nous appelons « notre culture ».
Mais ne jetons pas la pierre à nos naïfs enseignants soucieux de préserver de tout effort les beaux jeunes d’aujourd’hui : l’enfer est pavé de bonnes intentions !
* Accuse fâcheusement son ancienneté, son caractère vieilli et démodé. (Larousse)
* Les Précieuses ridicules, Le Médecin volant, L’impromptu de Versailles, Le Mariage forcé et La Critique de l’École des femmes. Fait curieux, toutes ces pièces peuvent être lues aujourd’hui à la lumière d’un certain féminisme ; un hasard, peut-être…
MONIQUE LORTIE, M.A. phi.