Lorsque mon père est revenu de l’église avec une statue du Sacré-Cœur du Montmartre (avec les bras ouverts), nous savions qu’il avait été touché par le prédicateur de notre retraite paroissiale. Comme plusieurs ouvriers à l’usine, il était un professionnel du juron : tous les mots de la sacristie et des saints autels y passaient. La plupart de ces mots, il n’en connaissait pas le sens exact. Je me souviens que ma mère détestait cette mauvaise habitude mais elle savait que cela était tellement commun à la classe ouvrière de notre village. Pas étonnant que le prêtre soit monté au créneau sur le sujet un soir de sa prédication.
Eh bien, la statue du Sacré-Cœur trouva place sur le meuble du moulin à coudre dans la salle à manger. Elle était ornée d’une bougie électrique rouge qui restait allumée jour et nuit. Nous avons pensé que la statue était le résultat non pas tant d’une conversion profonde que d’un désir et d’une volonté de changer. C’était bien ; pourtant pas d’annonce officielle à la famille, seulement sans doute quelques mots échangés entre mes parents sur l’oreiller avant de s’endormir.
Un jour, on trouva que le dessus de la machine à coudre n’était pas ce qu’il y avait de plus digne pour la statue. Papa décida de construire une tablette de coin pour l’y exposer avec la lampe électrique qui l’accompagnait. Or, mon père n’est pas particulièrement habile comme menuisier de précision. Son premier essai fut un désastre : la tablette était croche et s’accordait mal à l’angle du mur. Cela fut accompagné de quelques jurons aussi… Mais en fin de matinée, un dernier essai, quoiqu’imparfait, passa le test. Pour nous, les enfants, témoins de toute l’opération, il nous était difficile de prier devant la statue sans nous souvenir des rires secrets de cet avant-midi mémorable. Lorsque venait le temps de changer l’ampoule électrique, c’était mon travail. Je montais sur une chaise et sur le bout des pieds j’essayais de me hisser le plus haut possible, soucieux de ne pas toucher à la statue et spécialement aux bras amovibles de Jésus qui pouvaient voler en pièces. Après quelques années, cependant, Jésus avait perdu de son lustre et quelques doigts ; seul le cœur saignant restait intact…
Lorsque leurs enfants eurent quitté la maison, mes parents ont déménagé dans un endroit mieux adapté. Je crains que la statue n’aie pas suivi puisqu’on ne l’a pas revue. Mais elle reste très présente dans la mémoire familiale et nous rions encore en nous rappelant l’épisode de son installation.
Mais qu’est-ce que cela a à voir avec notre vie de chrétiens ? Bien, je pense que personne n’a en lui tous les talents et qualités pour être un candidat parfait à la sainteté. Comment être à la fois un bon parent ou grand parent, avoir une écoute attentive, obéir fidèlement à la loi de Dieu, vivre en parfaite charité avec ses frères, être un modèle de prière, être tout donné à sa vocation chrétienne, un ‘vrai saint’ quoi…? Nous sommes loin d’être parfaits mais s’il y a le désir, la volonté de faire de son mieux, ne croyez-vous pas que Dieu fera sa part pour combler les lacunes bien au-delà de ce que nous pouvons espérer pour le servir de tout cœur ? Alors, pas tous les talents, non ; mais le désir de faire son possible…
Père Gilles Blouin
Assomptionniste