Éditorial du dimanche, 23.01.2022
Monique Lortie, MA, phi.
« Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable ! »
Les fables, le savons-nous, sont des philosophes ; toujours elles enseignent des vérités beaucoup plus grandes qu’elles. Les fables, comme les philosophes, sont donc à la merci de la personne qui les écoute. Elles ont, les fables, cette pauvreté qui fait qu’il leur est impossible d’être entendues si l’intelligence de l’auditeur fait défaut. On croit, abusivement, que la fable s’adresse à l’imagination. C’est faux. Et le croire est dangereux. La fable, comme le mythe aussi, s’adresse à l’intelligence ; et au cœur. Entendre, ou lire, une fable au pied de la lettre, c’est aussi triste que « cet idiot à qui l’on montre la lune du doigt et qui ne regarde que le doigt »…
Voici donc, pour l’enseignement d’aujourd’hui, une fable. J’en laisserai le sens à votre sagacité, cher lecteur, chère lectrice… L’époque de pandémie qui nous pénètre tous, aujourd’hui, devrait, toutefois, nous y avoir préparés…
Une précaution s’impose : ne dites pas « Ah, je l’ai déjà lue ! », ce serait une erreur fatale ! Car vous le savez : quand on n’a pas lu trois fois, on n’a pas lu…
Les Animaux malades de la peste
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour et dit : J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
(Jean de La Fontaine)
Fécondité du désert